Je me suis toujours posé une question à chaque fois que je lisais une critique de Master Danse, ou lorsque j’en écrivais une moi-même : sommes-nous légitimes de critiquer ?
Selon le Larousse, critiquer serait « l’art de juger les ouvrages de l’esprit, les œuvres littéraires, artistiques ». Le critique serait donc un artiste qui endosserait le rôle de juge artistique ? De plus, lorsque l’on observe les autres définitions du même mot (« jugement défavorable », « qui décide de la valeur des œuvres ») on remarque que le terme est très négativement connoté.
Alors pourquoi aurions-nous le droit de porter un jugement sur une œuvre ? A 16 ans, je n’ai pas encore vu tous les ballets, je ne connais pas encore toutes les symphonies et je n’ai pas lu toute la littérature. Une grande partie du monde m’est donc encore inconnue, en réalité peut-être quelqu’un a-t-il déjà écrit le même article que moi deux siècles auparavant ? Proprement, pour critiquer, il faudrait avoir tout vu, tout lu, tout entendu.
Il faut tout d’abord distinguer sur quels critères le spectateur est sollicité : il est interpellé sur le plan intellectuel et sur le plan sensible. Du point de vue intellectuel, la critique s’appuie sur des faits réels pour créer une vision la plus objective possible. Mais sur le plan sensible, les avis diffèrent.
Prenons l’exemple d’un ballet. Sur le plan intellectuel, on jugera principalement la technique des danseurs ou la mise en scène. Sur le plan sensible, chacun exprimera un avis différent et l’on pourra s’enrichir de ces nuances.
Mais pourquoi peut-on se permettre de critiquer le côté sensible d’une représentation ?
Selon quels critères peut-on dire que « Carré sur fond blanc » de Malevitch vaut mieux que n’importe quelle toile de Rembrandt ? Selon quels critères dis-je que les graphismes vidéo-projetés dans La Femme qui danse de Marie-Claude Pietragalla « n’apportent rien à la mise en scène et sont gênants » ?
De plus, il faut dissocier l’oeuvre de l’artiste. Ce n’est pas parce qu’une oeuvre est jugée mauvaise que l’artiste l’est. Un artiste peut être mal accueilli par la critique alors qu’il a respecté les règles, les codes, et les idéaux de l’art pour lequel il officie. Quelques mots d’un article peuvent détruire un spectacle dans son intégralité. Il existe un réel duel entre la critique écrite en quelques heures face à la représentation préparée depuis des mois.
La critique permet-elle à l’artiste de s’améliorer ? Par forcément. Mais que la critique améliore ou non le travail d’un artiste, une chose est sûre, elle le changera. Car un artiste sitôt qu’il aura pris connaissance du jugement de son travail portera toujours cette critique en lui, les mots resteront gravés dans sa mémoire, qu’il s’en rende compte ou non.
Cet article vous fera probablement penser au célèbre dicton « la critique est aisée mais l’art est difficile ». C’est vrai; mais si, comme on l’a vu précédemment, la critique est un art, alors elle comporte aussi sa part de difficulté. En effet, tout comme l’artiste qui présente son spectacle, le critique doit assumer son avis et faire face au droit de réponse du metteur en scène.
Si l’on remonte un peu dans le passé, le premier quotidien français (Le Journal de Paris créé en 1777) tenait lui aussi une rubrique de critique. Le journaliste en charge de cette catégorie, Monsieur de Charrois avait lui-même renoncé à son poste car il ne supportait plus « la haine des comédiens » provoquée par ses articles. De plus, critiquer était à l’encontre de la figure de « l’honnête homme » prônée à cette époque-là. On attendait d’un homme qu’il ait une culture générale étendue, qu’il incarne la galanterie et qu’il soit respectueux des bonnes manières.
Mais par rapport à quoi critique-t-on ? Si l’on critique par rapport à un idéal, alors la critique devient moins intéressante, car tout le monde la connaît et personne n’apprend rien. Critiquer par rapport à ses goûts personnels devient plus captivant. Dans ce cas tout le monde peut critiquer et chaque lecteur découvre une vision différente d’un même spectacle.
Il est vrai que l’artiste peut prendre la critique comme une attaque. Seulement maintenant, la critique est ancrée dans tous les domaines artistiques, qu’elle soit constructive ou non. Aujourd’hui l’artiste doit créer en étant conscient que son travail sera décortiqué de toutes les manières, et encore plus si l’artiste en question est connu du public. Le metteur en scène devra donc accepter la critique lors de sa parution. Cela fait partie du jeu : si l’on veut une bonne critique, il faut se produire, et si cette dernière est mauvaise, alors on a perdu.
J’aimerais terminer cet article par la citation d’un personnage de film d’animation. Le film en question est Ratatouille des studios Pixar. Dans ce film, le critique gastronomique Anton Ego revient à la fin de l’histoire sur sa position de journaliste. En effet quelques mois plus tôt il soutenait l’idée que tout le monde ne pouvait pas cuisiner. Vous me direz probablement qu’un « dessin-animé » n’a pas sa place dans un article de Master Danse, et j’accepterai votre avis, à condition que votre critique soit constructive. Ici je tenais à citer ce personnage car son discours résonne de justesse.
« A bien des égards, la tâche du critique est aisée : nous ne risquons pas grand chose. Et pourtant nous jouissons d’une position de supériorité par rapport à ceux qui se soumettent avec leur travail à notre jugement. Nous nous épanouissons dans la critique négative, plaisante à écrire et à lire. Mais la Mère vérité qu’il nous faut bien regarder en face, c’est que dans le grand ordre des choses, le mets le plus médiocre a sans doute plus de valeur que notre critique qui le dénonce comme tel. Il est pourtant des circonstances où le critique prend un vrai risque, c’est lorsqu’il découvre et défend l’innovation. Le monde est souvent malveillant à l’encontre des nouveaux talents et de la création. Le nouveau a besoin d’ami. Hier soir j’ai vécu une expérience inédite et dégusté un plat extraordinaire d’un origine singulière s’il en est. Avancer que ce plat et son créateur ont radicalement changé la vision que je me faisais de la grande cuisine serait peu dire. Ils m’ont bouleversé au plus profond de mon être. Je n’ai jamais fait mystère du mépris que m’inspirait la devise d’Auguste Gusteau « tout le monde peut cuisiner ». Mais cela n’est qu’aujourd’hui, aujourd’hui seulement que je comprends vraiment ce qu’il voulait dire. Tout le monde ne peut pas devenir un grand artiste, mais un grand artiste peut surgir n’importe où. »
Anton Ego, Ratatouille, de Pixar