Interview d’Eugénie Drion, danseuse de l’Opéra de Paris et fondatrice de l’association « Indépendanse »

Eugénie Drion, danseuse à l’Opéra de Paris nous parle aujourd’hui de l’association Indépendanse qu’elle a fondée avec ses soeurs dans le but de promouvoir la danse classique et contemporaine auprès du plus grand nombre, en particulier auprès des jeunes et des populations éloignées de cet art.

Quel est le principe d’Indépendanse ?

Notre devise est “Héritage, Innovation, Partage”. Nous créons des spectacles avec des artistes de pays étrangers afin de promouvoir la danse et favoriser les liens interculturels à travers des créations uniques. Le but est de créer avec des danseurs sur place, favorisant ainsi des rencontres humaines profondes, à travers un travail commun. Nous  sélectionnons nos destinations sur les critères suivants: endroits du monde où l’accès à la culture est difficile, là où la pauvreté isole et n’a pas de voix, et là où les libertés individuelles et collectives peuvent être impactées. Il est essentiel pour nous d’avoir une portée humaine et sociale à travers l’art: faire rêver, se dépasser, partager, faire vivre des émotions au pluriel et rassembler. Chaque spectacle est l’occasion d’ouvrir gratuitement des répétitions générales et d’offrir des ateliers à des enfants ou à des étudiants grâce à des ONGs ou à des associations partenaires sur place.

Étais-tu à l’initiative du projet ?

Oui, avec Isaac Lopes Gomes, aussi danseur de l’Opéra, puis nous avons développé le projet avec mes sœurs. C’était à une période où j’avais besoin de retrouver du sens dans ma relation à mon métier, à la Danse. 

Lors de vacances je suis allée prendre des cours à l’Opéra du Caire (je découvre beaucoup de compagnies à travers mes voyages), j’ai été marquée par la différence de nos vies de danseurs, à la fois similaires et aux antipodes. J’ai beaucoup discuté avec les danseurs, en particulier Hanny Hassan Momsen, qui m’ont expliqué leur histoire. Les Printemps Arabes ont profondément chamboulé le contexte politique et religieux, chassant le dictateur et ouvrant le champ des possibles avec l’espoir d’un avenir meilleur, au centre duquel la liberté s’exprimerait dans toute sa splendeur. Les Frères Musulmans ont succédé au pouvoir, entraînant une importante répression contre le secteur culturel et la fermeture de l’Opéra. Les artistes sont donc allés manifester en dansant et en jouant de leurs instruments dans les rues afin d’obtenir la réouverture de l’Opéra. Malgré les menaces, ils ont finalement obtenu gain de cause. Recevoir ce récit de la bouche de ceux qui l’ont vécu m’a beaucoup touchée. J’ai compris que la danse, au delà de la manière dont je l’avais vécue jusqu’à présent, pouvait avoir un impact énorme. C’est au-delà d’une volonté de faire rêver et communiquer des émotions, de faire réfléchir et remettre en cause, de communiquer, c’est tout cela à la fois et bien plus. J’ai vu et réellement compris à quel point la Danse peut faire bouger les choses et les âmes.

Cela a été l’élément déclencheur pour la constitution de l’association et la mise en place de notre premier spectacle. Cette envie de retourner en Egypte pour collaborer avec ces danseurs qui ont tant à offrir est apparu comme une évidence. Nous avons contacté  l’ambassade de France en Egypte, en leur demandant si c’était dangereux, si l’impact serait positif, si on ne risquait pas d’empirer les problèmes etc. Trois jours avant de partir en Egypte, il y a eu un attentat devant les Pyramides. Nous avons décidé de partir quand même. Grand bien nous a pris, car ce fut une expérience incroyable, inédite dans notre quotidien de danseur à l’Opéra, très humaine. Là nous sommes devenus vraiment proches des danseurs de l’Opéra du Caire, par le fait même de travailler tous ensemble, malgré la barrière de la langue.

Ces disparités entre la danse à l’étranger et ici nous rappellent aussi que l’Opéra de Paris est un milieu très privilégié ?

Oui complètement ! On se rend compte que l’on vit dans des conditions exceptionnelles ! Les studios sont incroyables, le répertoire nous permet de travailler avec  des chorégraphes extraordinaires et d’en vivre. Les danseurs de l’Opéra du Caire ont des horaires particuliers, tous les jours de 17 heures à 22 heures, le reste de la journée ils doivent exercer un autre métier. Après on peut toujours avoir mieux bien sûr, c’est pour ça qu’innover et se remettre en question est au centre de nos préoccupations à tous, c’est une aspiration commune de toujours évoluer vers plus de qualité.

Ce genre de projet nous fait réaliser que l’Opéra est un vrai cocon et un monde à part. Mais ces privilèges nous permettent d’atteindre l’excellence, parce qu’on se concentre sur la Danse, on y est totalement dévoués. C’est une chance dont on prend conscience et qui compense la difficulté du métier. C’est un métier de passionné, une vocation qui nous challenge constamment. C’est la force de l’Opéra de Paris et des grandes compagnies,  où l’on se consacre presque presque 24h/24 et 7j/7 à la Danse, ce qui nous permet de toujours progresser et d’élargir nos connaissances, de gagner en liberté pour s’exprimer pleinement.

On se rend compte de l’énorme travail qu’il y a derrière la création d’un spectacle. On prend également conscience que la danse est très peu valorisée dans certains pays par rapport à ce qu’elle demande en termes de travail, de compétences, etc. Avec l’association, la chose la plus compliquée est de lever des fonds. En revanche, c’est vrai que pour rencontrer des artistes et divers personnalités, être danseuse à l’Opéra ouvre des portes.

Avec l’association, la chose la plus compliquée est de lever des fonds

Les artistes avec lesquels vous vous liez sont-ils uniquement danseurs ?

Non, nous travaillons avec de nombreux corps de métiers. Avec des gens issus du monde de la culture, de la mode, de la musique, de la sculpture, qui font des créations visuelles.

Qu’apportent ces différents corps de métier au projet ?

Il se trouve que j’aime beaucoup les années 20, et les regroupements d’artistes. Je trouve cela très intéressant de les rassembler au sein d’une même création pour un but commun. C’est aussi ce que j’adore dans un ballet, toutes sortes de gens différents qui peuvent s’accorder entre eux, cela donne beaucoup de profondeur à la création et permet aussi de stimuler intensément la créativité car chacun s’inspire les uns des autres …

Qu’est-ce qui est prévu exactement à Beyrouth ?

Nous devions partir cet été mais ce sera reprogrammé. Nous allons danser avec la Beirut Dance Company dirigée par Nada Kano, Jad Taleb un DJ libanais va nous créer un son techno/electro, un artiste français va nous produire des projections visuelles inspirées des oeuvres d’artistes libanais de la galerie Mark Hachem, qui est notre partenaire sur place. Nous avons prévu de faire une création incluant de la danse classique mais aussi du contemporain, chorégraphiée par Gregory Gaillard (maître de ballet à l’Opéra de Paris, qui est le chorégraphe de notre première création INDEPENDANSE x EGYPTE) dans un univers techno-punk. Nous allons adapter le concept  selon les scènes, mais si possible nous voulons continuer après la représentation avec un live de Jad Taleb et d’autres DJ, pour danser avec le public jusqu’au bout de la nuit !

Qui participe au projet ? De la famille ? Des danseurs de l’Opéra ?

Oui nous sommes assez nombreux, il y a ma sœur Albane qui s’occupe de la direction artistique, ma sœur Marine qui est Présidente de l’association, Alice Magdelénat qui est chargée de mécénat, Chloé Chidiac qui est responsable des relations institutions avec le Liban, Camille Schaefer pour le projet Enfants du Mékong en 2021, Inès de Pampelonne, Louise de Poix et pas mal d’autres personnes qui nous apportent de l’aide et de précieuses compétences sur chaque projet. 

Il y aussi des danseurs investis dans l’association bien sûr, Isaac Lopes Gomes, Axel Magliano, Pablo Legasa, Naïs Dubosq, Aubane Philbert, Yvon Demol, etc. En fonction des projets les équipes évoluent. Beaucoup d’artistes également pour les créations musicales (Florian Astraudo pour l’Egypte) la chorégraphie (Grégory Gaillard pour l’Egypte), les costumes (Alice Vaillant pour l’Egypte), la réalisation des films (Romain Vesin et François de Joussineau) etc.

Quels sont les projets déjà réalisés ? Quels sont ceux à venir ?

Donc comme dit précédemment nous sommes déjà partis en Egypte, les Egyptiens devaient venir à Paris pour un spectacle au Quai Branly prévu au mois de mai 2020 et malheureusement étant donné les circonstances nous avons reporté. 

Isaac et moi avons dansé pour la Nuit des Idées au musée des Arts et Métiers en janvier. Nous avons fait une déambulation au milieu des oeuvres, puis Deux à Deux de Maxime Thomas dans le grand escalier et un extrait de Giselle sur un live techno d’Apollo Noir dans la grande Nef. C’était assez incroyable comme expérience !

Nous avions prévu le projet au Liban cet été qui est reporté.

Nous avons réfléchi avec toute l’équipe à créer une soirée INDEPENDANSE X ORIENT avec l’Egypte en première partie, et le Liban en deuxième, lorsque nous aurons plus de visibilité sur la date de réalisation d’INDEPENDANSE x LIBAN. L’Orient est très intéressant, chargé d’histoire et complexe sur le plan géopolitique. Ces destinations sont importantes pour nous. 

L’année prochaine nous avons prévu de partir en Thaïlande avec Enfants du Mékong (EDM). Nous commencerons avec une semaine de galas à Bangkok, suivie d’une semaine dans les villages avec les volontaires d’EDM pour faire des ateliers avec les enfants thaïs. Ce sera à la fois très compliqué mais aussi très intéressant, car ces enfants ne parlent pas un mot d’anglais, et nous ne parlons pas un mot de thaï. On pourra réellement travailler sur la transmission uniquement par le mouvement. J’ai vraiment hâte d’y être, ça va être une aventure humaine incroyable.

Comment promouvez-vous votre projet ?

Nous essayons de partir avec des réalisateurs à chaque fois, comme en Egypte. Nous aimerions à terme pouvoir réaliser une série avec des épisodes sur chaque projet, avec deux aspects qui nous tiennent particulièrement à coeur, la dimension  entrepreneuriale et l’empowerment des femmes. Les dessous de ces projets, il faut bien le dire, sont un peu fous, hors normes, faits de rebondissements constants et d’incertitudes, mais toujours d’espoir, de travail acharné, de fous rires, d’adrénaline, de dépassement de soi, d’un profond respect mutuel et d’émotions puissantes. Notre compte instagram, @independanse.paris, nous sert à communiquer, entre les répétitions et la préparation des projets. Nous avions fait une newsletter disponible sur Ulule, la plateforme de crowdfunding utilisée pour notre premier projet.

Les spectacles proposés sont-ils exclusifs ? Ou reprenez-vous des ballets du répertoire ?

Nous faisons une première partie avec des pas de deux issus du répertoire. En Egypte nous en avions fait six en tout (trois par les danseurs français et trois par les danseurs égyptiens). Puis on rassemble tout le monde dans la deuxième partie avec une création.

L’Opéra de Paris a-t-il un lien avec l’association ?

Oui et non, l’association est totalement indépendante de la maison, mais elle est composée de danseurs de l’Opéra et jouit, de fait, de son prestige. L’Opéra est bien entendu au courant de nos projets, et nous a notamment autorisé à tourner une partie du reportage de la préparation du projet en Égypte dans les locaux.

Mais est-ce que ce n’est pas trop compliqué de concilier la vie de danseuse à l’Opéra, et de s’occuper d’un tel projet ?

Effectivement, l’Opéra peut être très prenant mais il y a aussi des périodes où nous sommes moins sollicités. J’adore avoir des projets annexes, je fais des rencontres, je m’ouvre l’esprit, je progresse plus vite, j’apprend dans pleins de domaines différents, je comprend mieux le monde et je me challenge constamment. Evidemment c’est aussi très prenant sur nos jours de repos, les voyages se font pendant nos vacances, mais l’association s’agrandit et plus j’ai de projets, plus je suis heureuse !

Quel est le modèle économique de l’association ? Comment est-elle financée ?

Nous essayons dans la mesure du possible d’obtenir  le soutien d’institutions comme l’Opéra du Caire ou les Instituts Français des pays hôtes. Les dons privés et le mécénat sont primordiaux pour nous permettre de réaliser nos projets, nous remplissons également des dossiers pour avoir accès à des bourses. Pour l’Egypte, par exemple, nous avions mis en place un crowdfunding, qui nous a permis de récolter 10 000 euros. Nous mettons également en place des initiatives comme notre partenariat avec Elmé fin 2019. Cette  start-up vend des huiles libanaises de producteurs du Sud-Liban, et a reversé à l’association 3€ pour chaque bouteille vendue sur la période de Noël.

Comment les lecteurs de Master Danse peuvent-ils soutenir votre association ?

Tout don est chaleureusement accueilli. Vous pouvez suivre notre compte instagram @independanse.paris et parler de nous autour de vous ! Nous sommes très ouverts aux conseils et à toute idée, que ce soit artistique ou non, vous pouvez nous contacter via DM sur nos réseaux sociaux ou par mail à contact@independanse.paris.  

N’hésitez pas à partagez vos envies et attentes en terme de spectacle vivant et d’interactions sur les réseaux sociaux, si vous avez des suggestions d’actions etc. Nous sommes toujours à l’affût de nouveaux projets et proposons également des galas sur-mesure afin de financer nos activités philanthropiques ! 

Merci 🙂

C’est tout pour cette interview ! Nous remercions chaleureusement Eugénie Drion qui a accepté de nous faire part du projet Indépendanse. N’hésitez pas à nous laisser un commentaire et à lire nos autres articles !

Je m'appelle Hippolyte et je pratique la danse classique avec passion depuis l'âge de 8 ans. Je suis rentré à l'école de danse de l'Opéra de Paris en 2015 et y suis resté pendant 4 ans. J'aimerais vous faire partager mon amour pour cet Art, à travers ce que j'écris.
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