Comme je l’ai déjà avoué dans de précédents articles rédigés pour MASTER DANSE, je suis un modeste spectateur-admirateur du monde de la danse, sans compétence particulière de cet univers aux multiples facettes, classique, contemporaine, néo-classique, moderne, etc. Songez cher lecteur, qu’avant d’aller voir ce ballet dont je vais vous parler dans ce qui suit, je ne connaissais même pas l’Opéra Royal du Château de Versailles… Monument que j’appellerais volontiers le ‘’mini Garnier’’. Ce qu’il y a de bien avec cet Opéra, c’est que le spectacle commence à 1km de la salle, dès la traversée de la monumentale cours d’accès au Château de Versailles. Son pavage tellement irrégulier donne l’impression qu’il a été réalisé par les paveurs de Louis XIV eux-mêmes (ce qui est peut-être le cas ; mais je n’ai pas envie de vérifier, je préfère me complaire dans ce doute). Ensuite, les façades majestueuses et illuminées du Château sont votre vestibule pour accéder à cet Opéra, qui est lui-même, ce qu’il convient d’appeler, un écrin pour la danse ; accrochez-vous, le ton est donné. Une fois installé dans cette boîte à bijoux, vous n’avez plus qu’à vous laisser transporter, qu’à voyager dans un ailleurs, voire même dans votre ailleurs si le ballet proposé vous permet d’y accéder ; pour ma part ce fût le cas ; voyage réussi grâce à ‘’Gravité’’ de Angelin Preljocaj. Mais je vous préviens, la grosse difficulté, c’est l’atterrissage, le retour à la réalité en quelque sorte, quand il faut arrêter d’applaudir en standing ovation, quand le rideau tombe, quand il faut s’extirper de l’écrin pour retourner dans le monde réel, après un voyage en apesanteur, accepter de retrouver la terre ferme, dur dur…
Vous l’aurez compris, nous embarquons dans les lignes qui suivent pour un voyage au sein du monde très particulier des chorégraphes qui cherchent à s’affranchir de la pesanteur. Ou plutôt, qui cherchent à nous faire voir ou sentir la différence qui pourrait exister entre un corps qui évoluerait en situation de pesanteur ou d’apesanteur. Ainsi, les corps des danseurs mis en scène par Angelin Preljocaj semblent tour à tour alourdis par la force exercée par la terre sur chacune de leur cellule ou bien au contraire libérés de cette force par la baguette d’Angelin. Quand je parle de la baguette d’Angelin, peut-être pensez-vous à une baguette magique ? Pourquoi pas ; mais je vous invite à y voir également la possibilité d’une baguette de chef d’orchestre ; un chef d’orchestre qui pourrait décider de la valeur de la gravité suivant le rythme donné par sa baguette. Car ici, dans ce ballet parfois tout entier suspendu, nous parlons bien aussi de rythme, un rythme parfois infernal, remarquablement soutenu par les fabuleux danseurs que nous avons sous les yeux. Un rythme où les corps dégagent une telle énergie que la salle est traversée, pourfendue par les gestes lancés, enivrée par les rotations impulsées. Puis ; comme pour nous ménager, nous permettre de retrouver notre souffle émotionnel, la baguette du maître ralentit, le rythme devient langueur, pas une langueur monotone comme l’évoquait Verlaine (- Les sanglots longs des violons de l’automne blessent mon cœur d’une langueur monotone. – désolé, mais je n’ai pas pu résister à l’envie de citer ces quelques mots qui forment pour moi une des plus belles phrases de la langue Française), mais une langueur d’apaisement, une langueur de ressourcement, une langueur permettant la descente en soi grâce à la descente des danseurs dans leur intériorité. Le geste devient alors souffle apaisé, le geste devient regard autocentré, tout est millimétré. Mais pour mesurer la finesse de certains passages de ce ballet, le millimètre ne suffit pas, certains tableaux vivants nous font descendre au niveau de la cellule, voire même de l’atome, notamment quand Angelin et ses danseurs nous font entrer dans la circularité. A plusieurs reprises, cette figure géométrique envahit la scène, nous rappelant que dans l’infiniment petit comme dans l’infiniment grand, le cercle s’impose. De l’atome à la planète, de la cellule au trou noir, la circularité d’Angelin et de ses danseurs nous fait tourner la tête, notamment quand cette géométrie se marie pendant 16 minutes avec la mélodie du boléro de Ravel, il nous est alors donné de vivre ce qu’on pourrait appeler un moment de grâce, un moment de vie, un moment de danse quasi absolu. Nous sommes d’autant plus absorbés par ce travail sur la forme, qu’il se fait bien entendu en passant de la légèreté de l’atome à la densité extrême de l’astre, cette densité sans laquelle, rappelons-le, la gravité n’existe pas.
Dans un récent interview, Angelin Preljocaj nous rappelait comment la danse classique et la danse contemporaine ont cherché toutes deux à travers le temps à s’affranchir de la gravité ou à composer avec elle, l’une en cherchant par exemple à élever ses danseuses au plus haut, sur le bout des pointes, l’autre en explorant entre autres, dans toutes ses possibilités, le contact du corps avec le sol. A travers ‘’Gravité’’, Angelin (re)visite l’attraction terrestre et semble même vouloir la contrarier. Tout se passe finalement comme si Angelin et ses danseurs essayaient pendant quelques minutes de nous élever avec eux au-dessus du sol; pour ma part, l’objectif a été atteint. La difficulté, comme je vous le disais dans l’introduction de cet article, c’est la redescente, le retour à la pesanteur, un moment difficile à négocier auquel le spectateur n’a pas été préparé. Pendant ces quelques secondes de dépression, j’ai failli en vouloir à Angelin et ses danseurs, mais je pense que vous serez d’accord avec moi, cher lecteur, pour dire qu’il faut savoir raison gardée.
Voici pour mon ressenti sur cette exploration contemporaine de la gravité, n’hésitez pas à me faire part du vôtre sur MASTER DANSE, qu’il s’agisse de ce que vous pensez de ce spectacle, ou de cet article du modeste contributeur au monde de la danse que je suis.