Avant toute chose, j’aimerais préciser que mon article se veut apolitique et laïque. Je souhaite simplement questionner toutes les formes de pensée voulant restreindre les connaissances des individus à des supposées vérités acquises et jamais remises en question. Je me sers ici d’un texte écrit par un auteur catholique pour proposer un questionnement. Je ne généralise en aucun cas la lecture de la Bible de cet auteur à l’ensemble des pratiquants de cette religion. Bonne lecture…
Je regardais les différents ouvrages sur la danse pour m’occuper durant le confinement quand j’ai découvert ce livre : « Traité contre les danses » de François-Louis Gauthier. Laissez-moi vous mettre au goût des propos avancés dans cette publication.
Vous me demandez, Monsieur, quel crime a commis et quelle peine mérite un pasteur, qui, ayant lu dans les saints pères que la danse est une pompe du diable, un piégé de l’esprit d’impudicité, un artifice de l’enfer pour séduire les hommes, un feu qui n’est capable que d’embraser le cœur des jeunes gens et d’y exciter toutes sortes de passions déshonnêtes, a tâché, autant qu’il a pu, de bannir les danses de sa paroisse, en représentant à ceux qui sont sous sa conduite spirituelle, qu’on s’y expose à un extrême péril de perdre son âme, en leur disant, après l’Ecriture sainte, que celui qui aime le péril ne manquera pas d’y tomber ; en leur racontant des histoires très-avérées de plusieurs filles qui y ont perdu ce qu’elles ont de plus précieux ; en leur marquant qu’on ne fait jamais ces sortes d’assemblées, que l’amour impur n’y préside ; qu’il ne s’y rencontre des jeunes gens impudents qui ne cherchent qu’à se corrompre et à corrompre les autres en chantant des chansons scandaleuses, en tenant des discours libres ; en s’expliquant encore plus dangereusement par des regards immodestes, et même quand ils le peuvent, comme ils le peuvent et l’osent presque toujours, par quelque attouchement. En vérité, Monsieur, si je n’avais pas l’honneur de vous connaître, je croirais qu’en me faisant une telle question, vous ne parlez pas sérieusement, et que vous ne songez qu’à vous divertir. Je vous dirais donc, pour toute réponse, que vous n’avez qu’à consulter votre propre conscience ; car je suis assuré qu’elle est assez éclairée pour vous répondre très-justement.
Traité contre les danses. (traduction approximative du vieux français par moi…)
Telle est l’introduction de ce pavé de plus de 600 pages. L’auteur va, au fil des chapitres, en prenant appui sur divers témoignages de personnalités catholiques, nous persuader que la danse serait une invention du diable et que les personnes tombant dans la volupté des plaisirs de la danse seraient des individus ayant « perdu leur âme ».
Pourquoi ces paroles nous choquent ? Et comment cette pensée est encore perpétrée de nos jours par les politiques et les religions ? Ce sont les questions auxquelles je tenterai de répondre au moins partiellement. Vous pourrez ensuite lire les passages du livre que j’ai sélectionnés avec mes commentaires.
Pourquoi ces paroles nous choquent ?
En tant que spectateur contemporain, on est assez vite interloqué par les idées de François-Louis mais surtout par la manière dont il les présente. Il a rédigé son texte en 1769, un siècle donc après la mort de Galilée qui est supposée avoir servi à abolir les croyances pré-établies et l’obscurantisme religieux pour laisser place à la réflexion scientifique. Or, les propos du livre de François-Louis contiennent un certain nombre d’informations fausses et une utilisation renforcée des techniques de persuasion qui consiste à se donner de l’autorité en citant des personnes influentes (je le fais aussi ;)) et à susciter de l’émotion chez le lecteur. Cela nous fait au moins sourire, au plus nous révolte.
L’auteur fait, à plusieurs reprises, une distinction claire entre l’âme qui nous fait danser, qui serait le fruit du démon et l’âme qui nous fait réfléchir et aimer Dieu. Ce passage le montre bien : « que l’âme qui les commande, et donne commencement à ces mouvements, est nécessairement telle qu’elle rend le corps qu’elle gouverne, volage, léger, remuant, sans arrêt ; ce qui ne peut convenir à l’honneur de l’homme chrétien… ». Cette âme qui fait danser est selon moi notre côté animal. Car, n’oublions pas que nous sommes des animaux. Les chorégraphes contemporains s’accordent à dire que la danse est un « truc viscéral » et que c’est le corps qui s’exprime et le souffle, l’énergie qui circule dans notre être. J’en parle en détail ici et ici.
Cette âme, donc, est rejetée et est qualifiée d’immorale. La « bonne âme » est l’âme des penseurs, des religieux, des dirigeants, en bref des croyants. Et cette âme qui nous fait réfléchir est celle qui est valorisée encore aujourd’hui. La place de la danse dans la société n’est pas toujours très claire. C’est, comme on le dit souvent sur ce site, un métier précaire et mal reconnu, une discipline réservée aux riches et enfin un moyen d’expression qui fut par le passé souvent contesté. Par exemple, on a reçu sur ce blog un nombre important de commentaires dénigrant le métier de danseur et la danse en général. On peut donc dire que la danse souffre de son histoire et des religions, qui ont encore des répercussions sur la vision qu’on a d’elle aujourd’hui.
Comment une religion ou un régime politique peuvent empêcher des individus de s’exprimer avec l’outil le plus personnel dont ils disposent : leur corps ?
Contrairement à ce qu’avance François-Louis, la danse est présente depuis la préhistoire. Et ce, car la danse est une activité viscérale, corporelle et naturelle. Lorsque nous étions encore au stade « animal » (nous le sommes toujours), nous dansions déjà. Tout le monde danse, tout le monde se meut car tout le monde a un corps. Mais alors, comment des personnes ont interdit à d’autres personnes de jouir de leur outil le plus précieux au nom d’une entité supérieure ?
Yuval Noah Harari appelle ces entités supérieures et ces principes des « croyances collectives ». L’argent en est une. Pourquoi le système monétaire existe ? Car de nombreuses personnes y croient au même moment, permettant son existence et sa crédibilité pour les échanges. De même pour la religion. Des milliards d’individus croient en Dieu au même moment ce qui le rend réel. Cela ne pose pas de problème apparent, au contraire, c’est ce qui a permis aux humains de prospérer sur Terre et de s’organiser en de si grands groupes. Mais le problème se crée quand certaines personnes essayent de prendre le contrôle sur d’autres personnes en se servant de cette autorité supposée qui est née de la croyance de ces mêmes individus. Par exemple quand on exécute des protestants après l’abolition de l’édit de Nantes, on tue des personnes pour un principe non tangible et irréel.
L’interdiction de la danse au nom de Dieu est un phénomène qui existe encore de nos jours ; certains groupes fondamentalistes religieux considèrent la danse comme une activité dangereuse. Par exemple les talibans interdisent le chant, la musique et la danse… Mais si on cherche attentivement parmi les minorités religieuses, on remarque qu’il existe dans toutes les religions des groupes de personnes interdisant l’expression du corps. Ils se justifient en prétendant interdire les activités qui peuvent les distraire de leur quête vers Dieu.
On pourrait voir la Prison comme un autre vecteur de privation de l’expression des corps. La Ligue des Droits de l’Homme s’inquiète des atteintes aux libertés publiques et individuelles aggravées par des lois sécuritaires qui font des prisons des lieux d’inhumanité et de violence. On prive là aussi des individus, certes ayant commis une faute, de leur liberté fondamentale de mouvement, alors même que le mouvement et la danse sont un moyen de guérison puissant. Pour en savoir plus, allez voir l’excellent documentaire dans lequel Angelin Preljocaj fait danser des prisonnières qui avaient perdu la sensation et le « goût » de leur corps (enfermées dans moins de 9m², souvent à plusieurs, on peut comprendre leur difficulté à se souvenir de leur corps). Le replay est disponible jusqu’au 26 avril, voici le lien.
Nous avons donc vu que des figures d’autorité que l’on pourrait qualifier de « croyances collectives », se donnent le droit, via des techniques de persuasion et d’obscurantisme, de restreindre la liberté d’expression des individus sur qui ils ont de l’influence, en les empêchant de s’exprimer par le vecteur qui leur est le plus personnel : leur corps. On pourrait élargir cette réflexion au port du voile que certains voient comme une atteinte aux libertés fondamentales de disposer de soi et de son corps.
Découvrez maintenant quelques pépites que j’ai pu dénicher dans les paroles de François-Louis Gauthier.
La danse est une création du démon
Ceux qui ont recherché comment les danses sont venues jusqu’à nous, ont remarqué qu’elles s’introduisirent dans l’Egypte au temps que le peuple de Dieu y était en captivité, qu’on commença d’abord à danser aux chansons hors des villes, et qu’ensuite on y employa des flûtes et d’autres instruments : que des places publiques elles passèrent sur les théâtres, et que de là elles sont entrées dans les palais des princes et des grands. Mais en quelqu’état qu’on les considère, les saints n’ont jamais pu se persuader que Dieu en soit l’auteur, et ils ont conclu au contraire qu’elles n’ont pu être que l’ouvrage du démon […] et saint Chrysostôme ne fait point difficulté de dire que c’est le diable qui danse encore aujourd’hui dans les danseurs.
Traité contre les danses.
Les faits historiques que l’on connaissait déjà à son époque nous permettent d’affirmer que tout ce qu’il assène est faux. En revanche, pour ce qui est de la présence du démon, je vous laisse en juger par vous même…
La danse serait un ensemble de gesticulations étranges.
Avoir mis cette vanité en art, et aller à l’école pour l’apprendre, n’est-ce pas là la vanité des vanités ? Comme si nous n’avions pas des occupations meilleures, et comme si cette vie était si longue, que pour la passer, il en faille donner une partie à une étude, laquelle a pour perfection de savoir faire le fou en compagnie, par des mouvements et des gesticulations étranges ! Les chrétiens ont une science qui doit posséder entièrement leurs cœurs, savoir : la connaissance du vrai Dieu, l’étude et la méditation des choses célestes, le mépris de cette vie, les préceptes de bien et saintement vivre, de savoir renoncer au monde et à ses voluptés.
Les danses tranchent tous ces liens, et donnent la liberté à la chair, pour l’affranchir de telles craintes et sollicitudes, et lui ouvrir la porte à tous les plaisirs, pour s’y répandre en toutes ses aises. Reste-t-il parmi ces gaîtés aucunes traces de crainte de Dieu, de guerre contre la concupiscence, de mortification du vice ? Mais plutôt, le monde y règne, et ses gaîtés y sont nourries de toute sorte de licence. »
Traité contre les danses.
Les danseurs seraient donc des saltimbanques ayant perfectionné leur capacité à « faire le fou en compagnie » plutôt que de se concentrer sur la connaissance du vrai Dieu… Oui, c’est à peu près ça en fait.. 🙂
Ne dansez pas, vous serez enivré par la voix du démon !
Or, la mer et le feu ne sont pas plus dangereux à la vie du corps, que ces danses à la vie de l’âme : d’où je conclus que quiconque a quelque soin de son salut, se passera d’un tel divertissement, de peur que se trouvant dans un passe-temps consacré au démon, il ne tombe sous sa puissance ; il obéira à la voix de son pasteur, il fera pénitence de sa faute s’il ne lui a pas obéi, et il n’écoutera point la voix du serpent qui veut le séduire.
J’ai 3 serpents dans un terrarium sur lequel je fais des claquettes tous les dimanches soirs. Après je les écoute me murmurer des trucs à l’oreille… Mais ça, c’est réservé aux disciples de… OUPS, j’en ai déjà trop dit je crois.
D’où vient cette âme qui nous fait remuer ?
Ensuite les ministres, considérant la danse du côté des mouvements qui la composent, observent » que l’âme qui les commande, et donne commencement à ces mouvements, est nécessairement telle, qu’elle rend le corps qu’elle gouverne, volage, léger, remuant, sans arrêt ; ce qui ne peut convenir à l’honneur de l’homme chrétien « …
Moi j’appelle ça la conscience et je viens justement d’en faire un article. Vous pouvez le consulter juste ici.
La danse corrompt les jeunes.
Et comme on voudrait dispenser la jeunesse de ces règles si sévères, les ministres protestants s’y appliquent particulièrement à montrer que, bien loin que la danse soit plus permise dans la jeunesse, elle y est au contraire plus dangereuse… « qu’étant plus portée à la joie, à la gaîté, le remède est, non pas d’accorder à la jeunesse tout ce à quoi ce plaisir, c’est-à-dire la folie et la vanité la poussent, mais de lui retrancher plutôt ce qui serait nuisible, et plus pour augmenter les maladies de l’âge, que pour les corriger ; selon que les médecins ont accoutumé envers les corps mal sains et enclins à des maladies, d’user de régimes plus sévères. C’est le conseil de l’Apôtre. Fuyez, dit-il, les désirs et les passions des jeunes gens. C’est un combat que les jeunes gens ont à soutenir plus furieux qu’en aucun autre âge, le diable ne s’oubliant pas à user de l’occasion, et à présenter tous les plaisirs pour donner de la force aux convoitises en ce qu’il peut ».
On doit non seulement éviter les danses, mais on doit même éviter, autant qu’on peut, d’être présent aux danses.
Si l’on ne doit pas aimer à danser, on ne doit pas non plus aimer à voir danser les autres. Prendre plaisir à être spectateur ou spectatrice des danses, c’est leur donner une sorte d’approbation, et par là y participer en sa manière. Non-seulement, selon les théologiens, on ne doit pas « prendre plaisir à danser, mais on ne doit pas non plus se plaire à voir danser ; car c’est donner à connaître qu’on a le cœur vain et charnel, et qu’il s’amuse encore aux folies du monde et à des choses qui ne valent rien ; de plus, c’est, pour bien dire, participer au mal au lieu de le reprendre, la différence n’étant pas grande en matière de vice, d’y consentir ou de prendre plaisir à le voir faire et de le faire selon que les saints personnages anciennement prononçaient contre ceux qui assistaient aux théâtres, et prenaient plaisir aux folies qui s’y faisaient ».
Ce qui a existé et est encore au cœur de l’actualité aujourd’hui sont les abus sexuels dans ce milieu. On en parle plus en détails ici.
Il faudrait une vertu pour résister à l’appel de la danse.
Mais puisque les paysans n’ont pas cette vertu, puisqu’ils sont pleins de passions, et que les danses servent à animer ces passions et à les rendre plus violentes, puisque ces assemblées ne se terminent jamais sans crime, puisqu’un seul débauché peut inspirer ses mauvais désirs à ceux qui le regardent, et qu’en effet il s’y dit des choses qu’on ne doit pas entendre, et qu’il s’y fait des choses qu’on ne doit pas voir, il est de la prudence des pasteurs de s’opposer à des danses, qui, dans la pratique, sont toujours dangereuses et corrompues, quelles qu’elles soient dans des précisions métaphysiques et dans la spéculation.
J’habite plutôt à la campagne, j’ai des tomates dans mon jardin, je suis un être plein de passions, il me semble que j’ai un profil à risque !
La danse est un danger pour la vie de l’âme
Or, la mer et le feu ne sont pas plus dangereux à la vie du corps, que ces danses à la vie de l’âme : d’où je conclus que quiconque a quelque soin de son salut, se passera d’un tel divertissement, de peur que se trouvant dans un passe-temps consacré au démon, il ne tombe sous sa puissance ; il obéira à la voix de son pasteur, il fera pénitence de sa faute s’il ne lui a pas obéi, et il n’écoutera point la voix du serpent qui veut le séduire.
Je suis en parfaite communion avec le démon… je le vis bien je crois ! Et vous ?
Et pour couronner le tout, il nous apprend qu’il sait que ses paroles ne serviront à rien :
On a beau écrire et parler fortement contre les danses, on ne viendra jamais à bout de les abolir : pourquoi donc entreprendre de le faire ?
Réponse. Où conduit un pareil raisonnement ? Si on le suit, il ne faudra pas plus écrire ni parler contre les jurements, les ivrogneries, les impudicités, les injustices et les autres désordres, que contre les danses. Voit-on beaucoup de pécheurs convertis par les meilleurs sermons ? En pourrait-on conclure qu’il est inutile de parler fortement contre les vices, et qu’il faudrait se contenter de faire des catéchismes pour apprendre aux bonnes gens ce qu’ils doivent croire ? Le fruit qui se peut tirer des meilleures choses dépend de la grâce de Dieu dont les jugements sont impénétrables ; et la dépendance où nous sommes de la grâce pour faire le bien, doit-elle nous empêcher de prendre tous les moyens extérieurs qu’il est dans l’ordre de Dieu que l’on prenne pour le pratiquer ou pour le procurer ?
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